Filiation adoptive et parentalité
Une traversée psychique du lien
Devenir parent, pour un sujet ayant été adopté, ne constitue pas une simple étape développementale, mais une véritable traversée psychique, où se rejouent les fondements mêmes du lien, de l’origine et de la transmission.
L’expérience adoptive, loin d’être un événement clos, s’inscrit dans une temporalité subjective qui ne cesse de se réactiver, notamment dans les moments charnières de la vie adulte. La parentalité, en tant que fonction psychique, convoque alors les traces mnésiques de l’abandon, les fantasmes d’origine, les identifications aux figures parentales — qu’elles soient présentes, absentes ou idéalisées — et les représentations du soi en tant que sujet capable de transmettre.
La psychanalyse, depuis les travaux de Guyotat, Soulé, Golse ou encore Lebovici, propose une lecture plurielle de la filiation, articulée autour de plusieurs axes : biologique, symbolique, psychique et narratif. L’adoption, en tant que modalité singulière d’inscription dans une lignée, interroge chacun de ces axes.
Le biologique, souvent survalorisé dans les représentations sociales, peut devenir un point d’achoppement pour le sujet adopté, qui se confronte à une origine opaque ou fantasmée. Une patiente, enceinte de son premier enfant, évoque avec émotion : « Je ne sais même pas de qui je viens, alors comment mon bébé saura de qui il vient ? ». Cette inquiétude révèle une angoisse de transmission et un trouble identitaire latent qui réactive le questionnement sur les origines.
Le symbolique, institué par la loi et les rituels sociaux, offre une légitimité formelle au lien, mais ne suffit pas à garantir son intégration psychique. Un patient partage en séance : « Oui, j’ai été adopté, j’ai eu une famille aimante… mais j’ai toujours senti que quelque chose manquait. Il n’y avait pas de sang commun, ça me faisait douter de mon appartenance. » Ce propos illustre la limite de la seule dimension légale et sociale, qui ne comble pas le besoin de résonance interne du lien filial.
C’est dans l’axe psychique — celui du vécu affectif, imaginaire et narcissique — que se joue la véritable appropriation du lien. Il ne s’agit pas de savoir qui est “le parent biologique”, mais comment le sujet peut se représenter et investir sa propre capacité à transmettre et à aimer. Une jeune mère adoptée confie : « J’ai peur d’être comme celle qui m’a laissée. J’ai l’impression qu’il y a une faille en moi, un défaut de maternité. » Cette peur de répétition traduit une angoisse profonde liée à l’abandon initial, projetée sur sa fonction maternelle naissante.
Enfin, l’axe narratif, plus récemment théorisé, permet au sujet de se raconter, de mettre en récit son histoire, et ainsi de construire une identité narrative cohérente. La parentalité devient ici un moment de reconfiguration symbolique, où l’histoire individuelle se réécrit dans une autre langue — celle de la transmission.
Lorsque le sujet adopté envisage la parentalité, ces axes se réactivent, parfois de manière conflictuelle. Le désir d’enfant peut être porteur d’une tentative de réparation, d’une quête de légitimation, ou d’un mouvement identificatoire. Il peut aussi être entravé par des fantasmes de répétition, des angoisses de reproduction de l’abandon, ou une difficulté à se penser comme origine. Un homme adopté, en parcours de procréation médicalement assistée, exprime : « J’ai besoin d’un enfant pour prouver que je peux appartenir à une lignée, que je peux moi aussi créer du vrai lien. » Derrière ce désir, on repère une tentative de réappropriation du pouvoir de filiation, parfois teintée de compulsivité.
La parentalisation, processus par lequel le sujet devient parent dans son appareil psychique, peut alors être entravée, fragmentée ou différée. La transparence psychique, concept développé par Bydlowski, illustre bien cette période de vulnérabilité où les contenus inconscients remontent à la surface, parfois avec une intensité traumatique. Une patiente adoptée, lors de son huitième mois de grossesse, fait des cauchemars récurrents dans lesquels elle abandonne son bébé à la maternité. Elle dit en séance : « C’est comme si je revivais ce que j’ai vécu, mais cette fois c’est moi qui le fais. » Ce rêve témoigne d’un retour du trauma, d’un matériel inconscient qui cherche à se symboliser.
Dans la clinique, on observe que certains adultes adoptés investissent la parentalité comme un espace de réappropriation, de création et de transformation. Une mère adoptée raconte : « J’ai inventé mes propres rituels avec ma fille. Ça ne ressemble à rien de ce que j’ai reçu, mais c’est à nous. » D’autres, au contraire, s’y confrontent avec ambivalence, voire avec inhibition. Un patient déclare : « Je n’arrive pas à imaginer être père. J’ai peur d’être un imposteur, comme si je n’avais pas les bons outils. » Le lien à l’enfant à venir devient alors le lieu d’une élaboration possible, mais aussi d’un risque de répétition.
Le rôle du clinicien est ici fondamental : il s’agit de soutenir le travail de symbolisation, d’accompagner la mise en récit, et de permettre au sujet de se penser comme parent sans avoir à prouver sa légitimité. Il ne s’agit pas de statuer sur la validité du lien, mais de l’accueillir dans sa complexité, son historicité et sa singularité.
La parentalité adoptive, qu’elle soit vécue par les parents adoptants ou par les adultes adoptés devenant eux-mêmes parents, constitue un véritable laboratoire du lien. Elle oblige à penser la filiation au-delà du biologique, à interroger les fondements du désir, et à accueillir la complexité des appartenances. Elle révèle, en creux, que le lien parental ne se décrète pas, mais se construit, se négocie, se rêve et se raconte. Et que dans cette construction, le sujet adopté, loin d’être en déficit, peut devenir un artisan du lien, capable de tisser une filiation singulière, créative et profondément humaine.