Marie Nussbaum

L'espace intérieur : santé mentale et subjectivité en orbite

Quand le vide spatial rencontre le vide psychique

Il y a bien longtemps, dans une galaxie pas si lointaine, des hommes et des femmes ont quitté la Terre pour explorer les confins du cosmos. Mais dans le silence des capsules, là où le vide spatial rencontre le vide psychique, une autre aventure commence : celle de la psyché en apesanteur.

Depuis 2023, j’ai engagé des travaux de recherche sur les effets psychiques des environnements extrêmes confinés, en collaboration avec l’Université Paris Cité. Ce champ clinique, encore émergent, croise les apports de la psychologie, de la psychiatrie, de la psychanalyse et des neurosciences. Pour nourrir cette réflexion, j’ai pris soin de documenter les enjeux soulevés, en échangeant avec des interlocuteurs de la NASA, mais aussi avec des navigateurs en solitaire, dont l’expérience du huis clos et de la traversée intérieure résonne singulièrement avec celle des astronautes. Ces rencontres, ces lectures, ces observations ont contribué à affiner les questions que je formule ici — dans une démarche clinique, éthique et exploratoire.

Environnements extrêmes et isolement confiné

Ce champ concerne bien sûr les astronautes, mais aussi les sous-mariniers, les chercheurs isolés dans les stations polaires — comme ceux du Dôme C en Antarctique, où une seule habitation accueille les équipes pendant plusieurs mois, dans une nuit quasi permanente. Ces situations partagent une même structure : isolement, promiscuité, rupture avec les repères sensoriels et sociaux habituels, et nécessité de maintenir une fonction dans un cadre contraint. Elles interrogent la capacité du sujet à se représenter, à symboliser, à maintenir du lien malgré l’absence, à habiter un espace qui ne renvoie plus à la Terre mais à l’infini.

Les projets de vols habités vers la Lune (programme Artemis) et les études en cours sur les missions martiennes soulèvent des questions inédites sur la santé mentale des astronautes. Les recherches menées par la NASA, l’ESA et l’Agence spatiale canadienne montrent que les vols prolongés en orbite présentent des risques accrus de troubles psychiques : anxiété, dépression, irritabilité, troubles du sommeil, tensions interpersonnelles. Plusieurs retours anticipés ont été documentés, motivés par des symptômes dépressifs ou des conflits de groupe. Une étude comparative suggère que les missions en orbite, notamment à bord de la Station spatiale internationale, génèrent davantage de complications psychiques que les séjours sur des bases lunaires ou planétaires, où les repères gravitationnels et environnementaux sont partiellement restaurés.

Microgravité et identité flottante

La microgravité agit sur le corps, mais aussi sur le sentiment d’identité. Le sujet flottant, privé de verticalité, voit ses repères sensoriels et symboliques se modifier. Le cycle jour/nuit de 90 minutes dans la Station spatiale internationale perturbe le rythme circadien, affectant l’humeur et la concentration. Le confinement, la charge de travail intense, et l’absence de vie privée génèrent une tension constante, même chez les profils les plus résilients.

Au-delà de l’individu, c’est le groupe qui devient un enjeu clinique. Vivre à trois ou quatre pendant deux ans dans une navette vers Mars suppose une dynamique relationnelle stable, une capacité à réguler les affects, à négocier les conflits, à maintenir une cohésion sans fusion. Les tensions interpersonnelles, les micro-agacements, les frustrations accumulées peuvent devenir des symptômes. Le choix des profils ne suffit pas : c’est leur agencement, leur compatibilité, leur plasticité relationnelle qui comptent.

La dimension multiculturelle ajoute une complexité supplémentaire. Les astronautes viennent de cultures différentes, avec des codes, des langues, des manières de penser et de ressentir qui peuvent entrer en friction. La communication devient un enjeu majeur : comment se dire, se comprendre, se soutenir, quand les mots eux-mêmes ne résonnent pas de la même manière ?

Lien à distance et familles terrestres

Le lien avec les proches est lui aussi mis à l’épreuve. Lors d’une mission martienne, le délai de communication entre la Terre et la navette est estimé à 25 minutes. Cela signifie que lorsqu’un conjoint parle, l’autre n’entendra la réponse que près d’une heure plus tard. Ce décalage temporel rend les échanges émotionnels difficiles, voire frustrants. Les études en psychologie spatiale montrent que ce type de communication altère le sentiment de présence, augmente la solitude, et peut affecter la stabilité affective du personnel navigant.

Les familles restées sur Terre vivent également une forme d’angoisse flottante : absence de contact direct, incertitude, projection dans un espace inconnu. Les enfants de certains astronautes ont exprimé des sentiments de perte, de colère, ou de fascination ambivalente. Le lien familial devient un objet de recherche à part entière.

Apports psychanalytiques et ancrage symbolique

Dans ce contexte, la psychanalyse offre des outils précieux. Elle permet de penser le fantasme spatial, le désir de transcendance, la quête d’immortalité que porte l’exploration cosmique. Elle interroge les défenses mobilisées face au vide, à l’angoisse de séparation, à la perte de repères. Elle invite à considérer l’espace comme un miroir de l’espace intérieur : ce que l’on projette dans les étoiles, c’est aussi ce que l’on fuit ou cherche en soi.

La psychanalyse propose une lecture du vide spatial comme métaphore du vide intérieur, et interroge les défenses mobilisées face à l’absence, à l’infini, à la perte de la Terre comme point d’ancrage symbolique.

Ce que j’entends ici par ancrage symbolique, c’est la fonction psychique que joue la Terre comme repère stable, comme matrice imaginale, comme lieu d’origine et de retour. Elle incarne un point de référence sensoriel, affectif et narratif, autour duquel le sujet peut organiser ses représentations, ses rythmes, ses liens. En orbite, ce repère se dissout : il n’est plus visible, ni accessible, ni habitable. Cette perte peut provoquer une désorientation profonde, une altération du sentiment d’existence, voire une crise identitaire. L’ancrage symbolique ne relève pas seulement du territoire physique, mais de la capacité à inscrire son expérience dans une continuité psychique, une mémoire, une histoire.

Analogie clinique : naissance et séparation

Une analogie clinique peut être faite avec le passage du nourrisson entre la vie intra-utérine et la naissance. Dans le placenta, le bébé est contenu, enveloppé, nourri sans effort, baigné dans une régularité sensorielle et rythmique. Ce milieu constitue son premier ancrage, à la fois biologique et symbolique. Lorsqu’il naît, ce repère disparaît brutalement : il doit respirer, réguler sa température, chercher le sein, s’ajuster à un monde qui ne le contient plus de manière fusionnelle. Ce passage est une épreuve de séparation, mais aussi une opportunité de subjectivation. Ce qui permet au bébé de traverser cette rupture, ce sont les objets transitionnels, les gestes enveloppants, les voix, les rythmes, les présences qui recréent un espace de continuité entre le dedans et le dehors.

De manière analogue, l’astronaute en orbite perd son “placenta terrestre” — ce champ gravitationnel, sensoriel, symbolique qui le reliait à la planète. Il doit réinventer des formes de continuité psychique dans un environnement qui ne le contient plus naturellement. C’est là que la clinique rejoint la poétique : comment maintenir une Terre intérieure quand le corps flotte, quand le temps se dilate, quand le lien se diffracte ?

Métaphores culturelles et soin psychique

Ces problématiques, bien qu’ancrées dans les récits de science-fiction, ouvrent des champs de recherche très concrets et interdisciplinaires. Elles interrogent les neurosciences, la psychologie du lien à distance, la clinique du groupe confiné, l’anthropologie du cosmonaute, et les enjeux éthiques du soin embarqué.

Dans Star Trek: The Next Generation, le personnage de Deanna Troi, conseillère à bord de l’Enterprise, incarne cette fonction psychique au sein du groupe. Interprétée par l’actrice gréco-américaine Marina Sirtis, elle est mi-psychanalyste, mi-empathe, capable de ressentir les émotions des autres et de les traduire en mots. Elle accompagne les décisions du capitaine Picard, soutient les membres de l’équipage, et intervient dans les moments de crise. Même le robot Data, pourtant dénué d’affect, interroge avec elle les limites de la conscience et du lien. Dans l’épisode “The Loss”, Deanna Troi perd soudainement ses capacités empathiques. Ce trouble, vécu comme une amputation psychique, la plonge dans une crise identitaire. Elle remet en question sa fonction, son utilité, sa place dans l’équipage. Ce moment de vulnérabilité, traité avec finesse, montre que même dans un univers technologiquement avancé, la souffrance psychique reste centrale. L’épisode devient une métaphore du burn-out, de la perte de sens, et de la nécessité de se redéfinir au-delà de ses compétences.

Ces figures fictionnelles ne sont pas anecdotiques : elles traduisent une intuition collective que l’exploration spatiale ne peut se faire sans soin psychique. Dans Star Wars, les Jedi eux-mêmes sont traversés par des conflits internes, des pertes, des loyautés invisibles. Le vide spatial devient le théâtre du vide intérieur — et parfois, de sa traversée.

Références