Culture, rituel et soin
La catharsis collective face au trauma
À travers une approche transculturelle et psychanalytique, cet article explore comment les rituels collectifs peuvent agir comme des dispositifs thérapeutiques face au trauma. En mobilisant des exemples issus de traditions culturelles diverses — de Congo Square à La Nouvelle-Orléans, aux cérémonies chamaniques de Sibérie, en passant par les pèlerinages des gens du voyage en Camargue et les fêtes religieuses en Inde — il s’agit de montrer que le soin psychique ne se limite pas à l’espace clinique. Il peut émerger dans des lieux culturels partagés, où le corps, la parole et le groupe sont mis en mouvement. Cette perspective rejoint les travaux de Moro, Nathan, Hamayon et Piketty, et interroge la place du thérapeute comme médiateur du lien, du récit et du cadre.
Introduction
Dans son documentaire When the Levees Broke (2006), Spike Lee donne à voir les conséquences de l’ouragan Katrina, mais surtout la blessure invisible laissée par l’abandon institutionnel. À travers les témoignages, les chants et les rassemblements, il montre comment la culture devient un lieu de mémoire, de résistance et de soin. Ce geste cinématographique illustre une vérité fondamentale : le soin ne se limite pas à l’individu. Il est culturel, communautaire, et parfois sacré.
Cette idée trouve un écho dans la clinique transculturelle, qui considère que le soin psychique ne peut être dissocié du contexte culturel dans lequel le sujet évolue. Les rituels collectifs, les récits partagés et les gestes symboliques sont autant de médiations thérapeutiques, notamment face au trauma.
Congo Square : un exemple de soin par le collectif
Congo Square, à La Nouvelle-Orléans, est un lieu emblématique où les esclaves affranchis se réunissaient chaque dimanche dès le XVIIIe siècle pour danser, chanter et pratiquer des rites africains. Ce rassemblement hebdomadaire, dans un cadre ritualisé, permettait non seulement de préserver une mémoire culturelle, mais aussi de transformer la souffrance en expression symbolique. Aujourd’hui encore, des groupes s’y réunissent pour honorer cette mémoire vivante, dans une logique de réparation et de résilience.
Ce lieu peut être considéré comme un véritable dispositif thérapeutique communautaire, où le corps, la musique et le groupe permettent une mise en mouvement des affects. Il fonctionne comme une scène psychique partagée, comparable à celle du théâtre grec antique, où les émotions peuvent être vécues, exprimées et transformées.
D’autres exemples de rituels thérapeutiques
Les Saintes-Maries-de-la-Mer : pèlerinage et reconnaissance
Chaque année, les gens du voyage — Gitans, Roms, Manouches — se rassemblent en Camargue pour honorer Sainte Sara la Noire. La procession jusqu’à la mer, les chants et les danses constituent un rituel de transmission familiale et de reconnaissance identitaire. Ce pèlerinage, souvent marginalisé dans l’espace public, offre pourtant un cadre symbolique puissant, où les conflits internes peuvent être rejoués et transformés dans un espace collectif.
Durga Puja en Inde : puissance féminine et cohésion sociale
En Inde, la fête de Durga Puja célèbre la déesse Durga, figure de force et de protection. Les processions, les danses et les rituels communautaires permettent une réaffirmation du lien social, notamment dans les régions touchées par des catastrophes ou des violences. Le rituel devient alors un espace de transformation, où le trauma peut être mis en récit, partagé et symbolisé à travers des figures protectrices.
Cérémonies chamaniques en Sibérie : soin par le voyage symbolique
Chez les peuples autochtones de Sibérie, les rituels chamaniques sont mobilisés pour réparer les déséquilibres psychiques et sociaux. Le chaman, en transe, entre en contact avec les esprits pour rétablir l’harmonie après des événements traumatiques. Ces cérémonies permettent une symbolisation du chaos, en réintégrant le sujet dans un ordre cosmique et communautaire.
Cercles de parole et sweat lodges amérindiens : purification et récit
Les peuples autochtones d’Amérique du Nord pratiquent des cercles de parole et des huttes de sudation (sweat lodges) comme rituels de purification et de soin. Ces pratiques permettent une mise en récit du trauma dans un cadre contenant, où le corps, la parole et le groupe sont mobilisés ensemble. Le thérapeute, dans ce contexte, n’est pas un expert extérieur, mais un membre du cercle, garant du cadre et de la parole.
Le théâtre grec : un modèle fondateur de catharsis
Dans sa Poétique, Aristote définit la tragédie comme une imitation d’actions suscitant la pitié et la terreur, permettant ainsi une catharsis — une purification des passions. Le théâtre grec offrait un espace collectif où les spectateurs pouvaient vivre leurs émotions à travers les héros tragiques, dans un cadre esthétique et ritualisé. Cette fonction thérapeutique du théâtre antique préfigure les dispositifs de soin communautaire contemporains, où le récit partagé devient un outil de transformation.
Culture comme médiation thérapeutique
Comme le souligne Marie-Rose Moro, la culture est une ressource thérapeutique. Elle permet de penser le sujet dans son contexte, dans son histoire, dans ses appartenances. Elle offre des médiations symboliques là où le langage verbal échoue. Elle permet aussi de reconnaître la souffrance dans ses dimensions collectives, historiques et parfois spirituelles.
Dans une clinique transculturelle, le thérapeute devient médiateur du lien, gardien du cadre, témoin du récit. Il ne cherche pas à “normaliser” le patient, mais à l’aider à se penser dans sa culture, dans son corps, dans son groupe.
Culture, soin et biens communs
Les travaux de Thomas Piketty et Michael J. Sandel sur l’égalité rappellent que la santé, l’éducation et la culture ne doivent pas être marchandisées. Ces domaines relèvent du bien commun, tout comme l’environnement. Leur dialogue met en lumière les effets corrosifs de la marchandisation sur les solidarités sociales et appelle à une refondation démocratique où le soin et la culture sont reconnus comme des droits fondamentaux.
Ainsi, les pratiques rituelles et culturelles de soin, souvent informelles et communautaires, incarnent une forme de résistance à la privatisation du lien et à la fragmentation du sens. Elles rappellent que le soin psychique ne peut être dissocié du tissu culturel et social dans lequel il s’inscrit.
Conclusion
Face au trauma, le rituel collectif agit comme une scène de catharsis. Il permet de rejouer, de transformer, de symboliser. Il offre un cadre où le sujet peut se dire, se relier, se réparer. Qu’il s’agisse de Congo Square, des Saintes-Maries-de-la-Mer, de Durga Puja ou des huttes de sudation, ces pratiques montrent que le soin est aussi affaire de culture, de mémoire et de lien — et qu’à ce titre, il ne saurait être réduit à une marchandise ou à une prestation économique. Revaloriser ces espaces de soin collectif, c’est affirmer que la guérison ne passe pas seulement par des protocoles cliniques, mais par des récits, des gestes, des rythmes et des présences — qui relèvent du commun, et non du calcul.
📚 Références :
- Aristote. (1991). Poétique (trad. J. Hardy). Flammarion.
- Altounian, J. (2005). La survivance: Traduire le trauma. Dunod.
- Drewski, J. (2022). Écologie et responsabilité sociétale: Pour une politique du bien commun. Université Paris Cité.
- Hamayon, R. (1990). La chasse à l’âme: Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien. Gallimard.
- Lee, S. (Réalisateur). (2006). When the Levees Broke: A Requiem in Four Acts [Film documentaire]. HBO.
- Moro, M.-R. (2012). La culture dans la psychiatrie: Une clinique de l’altérité. La Découverte.
- Nathan, T. (2007). L’influence qui guérit: Thérapie et rituel. Odile Jacob.
- Piketty, T., & Sandel, M. J. (2024). Ce que l’égalité veut dire: Éducation, justice et bien commun. Seuil.