Corps en souffrance, parole absente
Une lecture psychanalytique des troubles alimentaires
Les troubles du comportement alimentaire — anorexie, boulimie, hyperphagie — questionnent bien au-delà de la nutrition ou du rapport à la nourriture. Ils révèlent un lien tourmenté au corps, à l’image de soi, au désir, et souvent, à l’Autre.
En tant que psychologue clinicienne et psychanalyste, je souhaite ici proposer une lecture de ces troubles en m’appuyant sur les apports théoriques de la psychanalyse et sur mon expérience clinique. Les exemples et prénoms sont fictifs, comme pour mes autres publications. A travers mes propos, je propose de mieux comprendre comment, dans la douleur, le corps peut devenir langage, support d’un message que les mots n’ont pas su porter.
Il ne s’agit pas de savoir ce que le sujet mange ou refuse de manger, mais de comprendre ce que cette conduite signifie pour lui, ce qu’elle vient dire à sa place, parfois depuis une histoire enfouie et jamais parlée. Car quand la parole est empêchée ou trop douloureuse à formuler, c’est le corps qui parle : il mime, rejoue, supplée. Et le symptôme alimentaire devient une tentative de figuration, une manière pour le sujet de se rendre lisible là où il ne peut être entendu.
La psychanalyse nous offre les outils pour entendre ce langage silencieux. Freud parlait du symptôme comme d’un compromis entre pulsion et refoulement ; Lacan nous rappelle que “le symptôme, c’est ce qui fait trace d’un événement du corps capté dans l’ordre du langage”. C’est cette articulation que je souhaite éclairer.
Dans les cas rencontrés en clinique, on constate que le corps est souvent investi comme rempart, comme surface de projection. Il devient le lieu d’un conflit entre l’identité, l’affect et le désir, et parfois, le seul espace où l’existence semble pouvoir s’inscrire.
Anastasia (17 ans), arrive en consultation à la demande de sa mère, inquiète de sa maigreur extrême. Intellectuellement brillante, elle rejette toute inquiétude médicale. Dans ses mots, une phrase revient : “Je veux disparaître sans faire de bruit”. Elle refuse les marques de féminité, se méfie des transformations corporelles, et semble chercher dans la maîtrise alimentaire une forme de contrôle total sur son corps, et au fond, sur sa place dans le monde. L’analyse met au jour un fantasme de transparence, d’effacement. Le corps amaigri devient symbole d’une lutte contre l’intrusion, contre la sexualisation, contre le regard de l’Autre.
Antonin (24 ans), consulte après une rupture sentimentale qui réactive des crises boulimiques. Il décrit l’alternance de pulsions ingérables et de rejets violents comme une punition : “Je me remplis pour me détester ensuite”. L’histoire familiale révèle un abandon paternel et une mère accaparée. Le vide affectif, non verbalisé dans l’enfance, semble s’être logé dans le corps, le poussant à chercher dans l’acte alimentaire une forme de contenance. Le symptôme traduit une tentative de mise en sens là où le langage n’a pas pu symboliser la douleur du manque. C’est en rejouant, dans le transfert, les attentes insatisfaites de l’enfance, que Mehdi peut commencer à formuler son vécu autrement qu’à travers la compulsion.
Rachel (38 ans), souffre d’hyperphagie nocturne. Dans les premiers entretiens, elle évoque son corps comme “une armure”, un moyen de se rendre invisible, de se protéger d’un monde perçu comme menaçant. Son histoire est marquée par des épisodes traumatiques non élaborés. Le corps devient ici écran de projection, le symptôme alimentaire agit comme un anesthésiant face à une souffrance indicible. C’est à travers la mise en mot de ce vécu enfoui — derrière l’excès, derrière les kilos — que Rachel commence à se réapproprier son corps, non plus comme barrière, mais comme lieu d’existence.
Les exemples cliniques révèlent que le trouble alimentaire ne se réduit ni à une problématique nutritionnelle ni à une manifestation comportementale isolée. Il peut être envisagé comme une forme d’expression psychique là où la parole fait défaut, une tentative – souvent incomplète – de donner corps à une souffrance subjective. Chaque patient engage une relation singulière au symptôme, enracinée dans son histoire, ses représentations et ses conflits internes. Dès lors, il n’existe pas de lecture unique du symptôme alimentaire, mais une pluralité de significations à explorer. La psychanalyse ne vise pas l’effacement du symptôme, mais son élaboration : elle ouvre un espace d’écoute où le symptôme peut être mis en récit, relié à un vécu intime, et progressivement réinscrit dans une dynamique de subjectivation.
Le corps passe alors du statut d’objet agi à celui de support symbolique. Il cesse d’être le lieu exclusif de la souffrance pour redevenir espace de médiation, de relation, de désir. Le sujet peut ainsi se réapproprier son histoire, non plus par le biais de la répétition ou de la maîtrise, mais par celui de la parole, du sens, et de la rencontre.