Choisir les écrans, penser les usages
Retrouver une temporalité subjective et des alternatives créatives
Choisir l’usage des écrans et favoriser d’autres activités bénéficie à la santé somatique, psychique et cognitive. Lorsqu’il est excessif ou non accompagné, l’usage des écrans peut affecter la santé globale : surpoids, troubles du sommeil, agitation, inhibition, fatigue mentale, appauvrissement du lien à soi et à l’autre. Il ne s’agit pas d’interdire les écrans, ni de les diaboliser, mais de penser leur place dans le quotidien, leur fonction, leur temporalité, et les alternatives qu’on peut leur offrir.
Un adolescent qui appelle un ami et lui parle, qui cherche une information pour ses devoirs, mobilise des fonctions cognitives et relationnelles précieuses. Ce n’est pas la même chose que de passer des heures en solitaire sur des jeux vidéo ou de faire défiler des contenus aléatoires sur une application. Le lien ne se construit pas par des textos, mais par des mots échangés, des regards, des silences partagés. Regarder une émission en famille, la commenter, en rire ou en débattre, n’a pas les mêmes effets que visionner seul des vidéos courtes et répétitives.
Recommandations officielles et neurosciences de l’attention
Les recommandations officielles en France rappellent que le temps d’écran doit être adapté à l’âge : pas d’écran avant 3 ans, un usage très limité avant 6 ans, et un accompagnement actif jusqu’à l’adolescence. Il ne s’agit pas d’interdire, mais de guider, de choisir, de commenter, de partager. Lire un texte, même sur écran, mobilise la pensée symbolique et la mémoire. Regarder une vidéo sans échange ni reformulation, en revanche, laisse le cerveau dans une posture réceptrice, sans élaboration.
La vidéo YouTube intitulée “The Habit That FORCES Your Brain To STOP Consuming” met en lumière ce phénomène : le cerveau, sursollicité par des contenus passifs, perd sa capacité à produire, à relier, à rêver. L’auteur y propose une habitude simple — la sortie réflexive — qui consiste à reformuler ce qu’on a appris avec ses propres mots, à ralentir le flux, à transformer la consommation en création.
Les recherches en neurosciences, notamment celles menées à Stanford par Oppezzo et Schwartz (2014), ont montré que la marche favorise la créativité en activant le réseau de mode par défaut du cerveau, impliqué dans la pensée introspective et la rêverie. Ce réseau est inhibé par les stimulations extérieures trop intenses. De même, jouer d’un instrument, écouter la radio, lire un article lentement, rédiger une idée sur un post-it — toutes ces activités réintroduisent une temporalité subjective, une capacité à se relier, à penser, à créer.
Alternatives concrètes et développement psychique
Une marche après l’école, un gâteau à préparer ensemble, un temps de jeu libre sans écran, une écoute de musique ou de radio, une activité manuelle imprimée ou dessinée. Faire un jeu de société comme CodeNames, un jeu de cartes, jouer à cache-cache pour les plus petits. Chez les adultes, c’est converser avec quelqu’un, cuisiner le repas du soir, contempler le ciel, jouer d’un instrument, écouter la radio, aller faire une balade… Autant de gestes simples qui réintroduisent du lien, du rythme, du corps, et du sens. Ces pratiques ont également des effets positifs chez les adultes : elles réduisent l’anxiété, soutiennent la régulation émotionnelle, améliorent la concentration et favorisent le sentiment de cohérence intérieure.
Du point de vue du développement psychique, ces activités mobilisent la motricité fine, la coordination, la pensée symbolique, la concentration. Elles permettent à l’enfant de construire des représentations, de différer le plaisir, de tolérer l’attente, et de s’inscrire dans le présent — comme le montrent les effets de la pratique méditative. Marcher est aussi une forme méditative. Lire une histoire à un enfant l’invite à une forme de présence, de lenteur, de rêverie partagée.
Les études sur la méditation chez les enfants et adolescents, comme la méta-analyse de 66 études sur plus de 20 000 participants, ou l’étude menée en France par Julia David et Lindsay Valéro sur la régulation émotionnelle par la pleine conscience, montrent des effets positifs sur l’attention, les fonctions exécutives, la réduction du stress et l’amélioration des résultats scolaires. Le programme européen APEX a également mis en évidence les effets bénéfiques de la méditation sur la réussite scolaire, la concentration et le bien-être global des élèves.
Voix d’experts et repères cliniques
Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, insiste sur l’importance de protéger les jeunes enfants d’une exposition précoce aux écrans. Il recommande une absence totale d’écrans avant 3 ans, période cruciale pour le développement du cerveau. Selon lui, les interactions sensorielles et affectives sont indispensables à la construction des compétences cognitives, émotionnelles et sociales.
Serge Tisseron, psychiatre et docteur en psychologie, a proposé les repères 3-6-9-12 pour une éducation numérique raisonnée. Il insiste sur l’importance de l’accompagnement, du choix des contenus, et de la régulation du temps d’écran. Il rappelle que ce n’est pas seulement le temps passé devant l’écran qui compte, mais ce qu’on y fait, avec qui, et comment.
Les pédopsychiatres comme le Dr Nicolas Neveux soulignent que l’hyperexposition aux écrans peut être un facteur aggravant de troubles du sommeil, de retards de langage, de troubles de l’attention et de symptômes anxieux ou dépressifs. Ils insistent sur l’importance d’un accompagnement familial, d’une régulation des usages, et d’une réintroduction du jeu, du mouvement et de la parole.
L’ennui comme espace de création
L’ennui, souvent redouté, est en réalité une porte d’entrée vers la créativité. Il permet au sujet de se confronter à lui-même, de mobiliser ses ressources internes, de rêver, d’inventer. Le plaisir immédiat offert par les écrans, notamment les vidéos courtes, active le circuit dopaminergique sans passer par les voies de la symbolisation. Il donne du plaisir, mais ne construit pas de pensée. Il ne favorise ni la mémoire, ni la concentration, ni le lien.
Ce que je propose parfois aux familles, ce n’est pas d’interdire les écrans, mais de réintroduire des espaces de vide, de lenteur, de mouvement. Ce sont des invitations à retrouver une forme de présence à soi et au monde, à réhabiliter l’ennui comme espace de création, à redonner au corps sa place dans le développement de la pensée.
Références
- Cyrulnik, B. (2023). Pas d’écrans avant 3 ans. Ouest-France
- David, J., & Valéro, L. (2023). Régulation émotionnelle par la méditation pleine conscience chez les adolescents. DUMAS
- Oppezzo, M., & Schwartz, D. L. (2014). Give your ideas some legs: The positive effect of walking on creative thinking. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 40(4), 1142–1152
- Tisseron, S. (2013). 3-6-9-12 : Apprivoiser les écrans et grandir. Érès
- Neveux, N. (2022). Hyperexposition des enfants aux écrans : reconnaître et gérer. e-psychiatrie.fr.
- Harvard Medical School. (2014). Mindfulness meditation improves cognition and reduces stress in adolescents. Harvard Gazette
- Programme APEX. (2021). Effets de la méditation sur la réussite scolaire en Europe. Commission européenne