Marie Nussbaum

Addiction sexuelle : entre jouissance, souffrance et quête de lien

Interroger les modalités de la jouissance et du rapport à l'autre

L’addiction sexuelle, loin d’être un simple excès de désir, interroge les modalités de la jouissance, du lien à l’autre et du rapport au corps. Elle peut être plaisir, mais devient symptôme lorsqu’elle s’impose comme unique voie d’expression ou de régulation psychique, au prix de la souffrance, de l’isolement ou de la répétition.

Perspectives psychanalytiques contemporaines

Dans la littérature psychanalytique contemporaine, des auteurs comme Vincent Estellon, Joyce McDougall, Patrick Carnes, Aviel Goodman, Shere Hite, Martin Kafka ou Laurent Karila ont exploré les racines archaïques de ces conduites. Estellon parle d’une sexualisation défensive : une manière de conjurer la terreur d’aimer et d’être aimé, en substituant au lien affectif une scène sexuelle répétitive, souvent désaffectivée.

Cas cliniques et répétitions

Prenons Corentin. Il enchaîne les partenaires féminines, avec une obsession : les faire jouir. Mais dès que le lien pourrait s’approfondir, il disparaît. Ce n’est pas tant l’autre qui l’intéresse que l’effet qu’il produit sur elle. Il se vit comme dispensable, remplaçable, et cherche dans cette répétition une preuve de sa valeur, sans jamais s’autoriser à être touché. L’orgasme de l’autre devient un substitut à l’amour, une preuve de sa propre existence, mais sans attachement.

Tony, lui, a grandi avec un père impuissant, effacé, incapable d’incarner une figure de transmission. Sa sexualité compulsive, marquée par une quête de performance, semble répondre à une angoisse de castration. Il cherche à se prouver qu’il est un homme, mais dans une boucle sans fin, car aucun acte ne suffit à combler le vide laissé par l’absence du père.

Pratiques codifiées et ritualisations

Ari et Jean ne fréquentent que des clubs échangistes. L’échangisme, à la différence du libertinage, suppose une mise en scène du couple dans un cadre codifié, où l’échange est central. Le libertinage, plus large, inclut des pratiques sexuelles variées, souvent dans une logique d’exploration ou de transgression. Pour Ari et Jean, l’échangisme est devenu un rituel, une scène répétée où le lien conjugal est mis à l’épreuve. Mais derrière cette intensité, se cache une difficulté à se rencontrer autrement que dans la performance.

Garance et Éluard, mariés depuis trente ans, ne se retrouvent plus que dans l’excitation de la prochaine liberté. Le libertinage, qui fut un espace de jeu et de complicité, devient une béquille. L’un des deux commence à souffrir, à ne plus s’y reconnaître. L’équilibre s’effrite. Ce n’est pas tant la pratique qui est en cause, mais la perte de sens, l’absence de parole, et la solitude dans le lien.

Toute-puissance et dépossession

Anna, brillante universitaire, consulte pour une fatigue inexpliquée. Elle évoque, à mi-voix, ses pratiques BDSM où elle se laisse dominer par des hommes plus jeunes, souvent en situation de précarité. Elle dit y trouver un soulagement, une forme de dépossession. Mais cette soumission semble rejouer une ambivalence : celle d’une toute-puissance sociale et intellectuelle qu’elle ne parvient pas à habiter, et qu’elle délègue à l’autre dans l’intimité. Là encore, la pratique n’est pas en soi pathologique, mais sa répétition, son caractère exclusif, et l’absence de lien affectif interrogent.

Un autre patient, Karim, dépense des sommes considérables en prostitution. Il ne parvient plus à établir de lien amoureux. La transaction financière devient le seul cadre où il se sent autorisé à désirer. Il dit : « au moins là, je sais ce que je vaux ». Le paiement devient un rituel de contrôle, une manière de se protéger du rejet, mais aussi de figer la relation dans une asymétrie rassurante.

Distinction entre plaisir et symptôme

Ces formes de jouissance ne sont pas nécessairement pathologiques. Elles peuvent être l’expression d’un désir singulier, d’une recherche de soi, d’un jeu consenti. Mais lorsqu’elles s’imposent comme seule modalité de lien, qu’elles s’accompagnent de souffrance, d’isolement, de honte ou d’une insatisfaction chronique malgré la multiplication des partenaires ou des stimulations, elles deviennent le signe d’un conflit psychique à entendre.

Comme le souligne Joyce McDougall, ces patients ont souvent connu des expériences précoces d’intrusion ou d’abandon, et ont construit des défenses puissantes pour survivre à l’angoisse d’anéantissement. Martin Kafka parle d’hypersexualité comme trouble du contrôle des impulsions, tandis que Patrick Carnes insiste sur la dimension addictive et compulsive, souvent liée à des traumas précoces.

Perspective clinique et thérapeutique

Engager une réflexion clinique sur ces pratiques, c’est offrir un espace où le sujet peut interroger ce qui se répète, ce qui échappe, ce qui fait souffrance. C’est aussi reconnaître que la sexualité, dans sa complexité, peut être un lieu de lien, de réparation, ou de perte — selon la manière dont elle s’inscrit dans l’histoire du sujet.

Références